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La Vulgarisation en Philosophie

La consommation de connaissances

 

Je voudrais commencer cet article par un constat déjà opéré précédemment : le nombre de connaissances à notre disposition quasi-instantanée est terrifiant, écrasant même. Ainsi, afin de se constituer une base culturelle dans tous les domaines, nous avons tendance à piocher des informations, de ci, de là, sans jamais avoir le temps d'approfondir, exception faite de la discipline dans laquelle nous nous sommes spécialisés. C'est ce que Jean Baudrillard appelle la Plus Petite Commune Culture, dans son ouvrage La Société de Consommation (1970). Les connaissances, rassemblées sur le même média, tendent à toutes devenir équivalentes ; on y accède de la même façon (un coup de Wikipedia ou de l'application journalistique de son choix) et nous oublions alors la grandeur de l'artiste dont nous lisons en diagonale la biographie. Baudrillard nous avertit : d'une culture recherchée pour son contenu lui-même, nous passons à une culture dont le but est de signifier son statut social. Cette culture est consommée dans la mesure où elle n'est plus recherchée pour son contenu, elle devient substituable à n'importe quel objet signifiant.

 

L'approfondissement : une perte de temps ?

 

Nous voyons bien que cette consommation de la culture mène à un danger : la superficialité. Puisque son but devient de signifier que l'on dispose d'une certaine ouverture d'esprit, et de se différentier de manière infinitésimale 1 de ses semblables, l'approfondissement ne vaudra jamais une accumulation de connaissances fragmentaires. Il faut changer de sujet sans cesse, parce que nous subordonnons notre recherche de connaissance à celle d'une reconnaissance sociale. Ainsi, nous ne pouvons pas passer trop de temps sur un sujet : il faut suivre les tendances, obéir à la mode qui impose le renouvellement.

De nombreux ouvrages de vulgarisation existent, ils semblent se vendre bien puisqu'ils sont parfois les premiers sur les rayons. Dans le domaine des sciences de la nature et des sciences formelles, je crois que leur multiplication n'est pas problématique. Prendre le temps de lire l'un de ces ouvrages plutôt qu'un article de journal sur le sujet est déjà une preuve d'un intérêt marqué ; l'étude approfondie des sciences dures ne peut pas s'imposer à quelqu'un de simplement curieux, et issu d'une autre formation. En revanche, je soutiendrai ici que la vulgarisation est problématique en philosophie. Mon but n'est pas de la dévaloriser, mais d'en révéler les limites.

 

La philosophie morcelée

 

Tout d'abord, remarquons que foisonnent des citations de philosophes ou de penseurs divers, plus ou moins décontextualisées. Que ce soit pour orner son mur Facebook – je plaide coupable – ou pour utiliser ces noms illustres comme argument d'autorité, nous avons affaire ici à de la parure, pas à de la pensée. L'objectif est celui identifié par Baudrillard : on consomme de la culture pour signifier son statut social.

De même, de nombreux ouvrages tentent de s'approprier les concepts des penseurs philosophiques pour les plaquer à des « problématiques modernes ». La plupart du temps, ils se contentent d'inaugurer leur réflexion par un résumé des poncifs philosophiques à propos d'un auteur célèbre, pour donner un semblant d'ancrage historique. Mais leur réflexion, qui se saisit de morceaux de n'importe quel philosophe, n'est nullement enracinée dans la pensée de leurs prédécesseurs. Elle paraît arbitraire : ils auraient pu prendre Aristote au lieu d'Arendt, Hegel au lieu de Heidegger, puisque ces grands penseurs ont abordé beaucoup de sujets, ils sont certains de trouver une citation qui fera leur compte.

La question est alors : pourquoi, puisque tout le monde est capable de lire, ne pas s'attaquer plutôt aux auteurs eux-mêmes ? La pensée d'un auteur est riche, nuancée, contradictoire parfois, elle ne correspond pas aux catéchismes que les vulgarisateurs transmettent. Ces ouvrages ne servent même pas à comprendre les œuvres, car en détruisant leur complexité, ils en font disparaître la quintessence. Au mieux, ils donnent un plan général, linéaire – donc faux – de l'histoire de la pensée. Au pire, ils se substituent aux auteurs eux-mêmes, et font croire qu'on peut connaître Platon sans le lire. (Alors qu'on ne le connaît même pas en le lisant!)

 

La philosophie idiosyncrasique

 

De plus, c'est la mode, la philosophie doit se rattacher à des problématiques concrètes. Elle est sommée de prouver son utilité. Et chacun peut écrire son petit ouvrage, décrire son expérience personnelle, le rapport de la philosophie avec son propre univers. Au lieu d'utiliser la philosophie pour se dilater, essayer de sortir de son idiosyncrasie, celle-ci est réduite à des problématiques diverses mais très spécifiques. Par exemple, dans Socrate au pays des process, Julia de Funès entasse les noms de Platon, d'Arendt, de Heidegger, de Foucault et d'autres encore, afin de servir ses propres pensées sur le monde des affaires. Ce que je reproche à cette démarche, c'est d'occulter le fait que ces auteurs ne sont pas substituables, ils s'inscrivent dans une temporalité qui leur est propre. Ils ne sont pas des réservoirs d'idées immuables, leur pensée est vivante, elle est spécifique, elle s'échafaude au fil de longs raisonnements.

Par ailleurs, en assimilant les auteurs à soi plutôt qu'en essayant de les comprendre, on oublie qu'avant de pouvoir penser réellement, il faut parvenir à sortir de soi. Avant de savoir à quoi va me servir Kant dans ma vie personnelle, je dois d'abord entrer dans la pensée de Kant, tenter de coïncider avec elle, expérimenter l'étonnement, l'admiration. Je ne peux pas mesurer la grandeur de la philosophie, elle ne peut pas m'inspirer le respect, et je ne pourrai donc que l'utiliser comme une parure si je me contente d'en piocher les passages qui vont dans mon sens, qui me sont utiles. Je ne ferai que contempler le reflet de mes préjugés dans la pensée de Kant.

 

Conclusion

 

En transformant la philosophie en un sujet « actuel », en la vulgarisant sans précautions, on l'abaisse. On n'oublie qu'elle n'est pas actuelle, mais éternelle. Une part d'elle appartient au passé, on peut se saisir de certaines thèses pour les utiliser au présent, mais ce qu'elle a de plus précieux est sans âge.

A mon avis, toute personne qui s'intéresse à la philosophie doit nécessairement lire les auteurs. Sans cela, il ne pensera jamais. Les ouvrages de vulgarisation ne sont qu'un catalogue. Ils donnent un vague aperçu des problématiques abordées par les auteurs, ils permettent au lecteur de choisir celui qui l'intéresse. Mais, encore une fois, en agissant ainsi, par intérêt, on ne sort pas de soi.

Je préconise de lire les textes eux-mêmes. A défaut d'une œuvre complète, une anthologie vaut bien plus qu'un ouvrage de vulgarisation.

La philosophie est fastidieuse. Il faut accepter ce fait, tout ne s'apprend pas de manière ludique. Comme les romans classiques, comme les grandes œuvres d'art, il faut une éducation, l'accès aux auteurs se gagne. Elle nécessite un abandon de soi, et une rigueur de la pensée qu'aucun autre domaine ne requiert autant. Mais cela vaut le coup, et la philosophie se révèle être bien plus que l'ornement culturel auquel on tente de la réduire. La philosophie est violente, elle épuise les forces de l'esprit qui en lit, et elle met à rude épreuve sa mémoire.

La philosophie ne confère pas une ouverture d'esprit, elle nous arrache à nous-même.

 

 

  1.  Il s'agit d'une différence infinitésimale : on appartient à un groupe social bien défini, et on ne tente pas de s'en émanciper, mais on essaie de se démarquer, au sein même de ce groupe, par des détails de peu d'importance.

 

Pour approfondir :

 

La Société de Consommation, Jean Baudrillard

Le Crépuscule des Idoles Progressistes, Bérénice Levet (lire le passage au sujet de l'enseignement du Latin et du Grec, il m'a inspirée)

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