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L'ordalie

L'ordalie moderne est un concept introduit par David Lebreton, sociologue à l'université de Strasbourg, pour analyser les comportements humains. Il éclaire beaucoup dans la mesure où il met en valeur le mécanismes des comportements irrationnels de l'homme lorsqu'il fait face à certaines difficultés. J'ai donc voulu vous introduire cette notion à ma manière car il s'agit de quelque chose de suffisament général pour qu'il puisse, d'une façon ou d'une autre, faire écho à votre expérience personnelle.

 

Mourir pour vivre

 

A la vue d'images de mort, fictives ou non, à la pensée de notre disparition prochaine, et du néant qui pourrait la suivre, nous sommes terrifiés, impuissants. La fatalité surgit, absurde, et nous ne pouvons rien y faire. Nous cherchons comment parer à cette horreur, afin de calmer l'angoisse, et une idée simple va nous réconforter : nous sommes en vie. Contre la panique indicible qui nous prend dans la nuit, la chaleur de notre corps, les battements de notre cœur et notre respiration régulière nous redonnent de l'assurance. Ce qui apparaissait évident, l'immanence de la vie, devient soudain un miracle, une bénédiction, car sa négation s'est introduite dans nos pensées. La joie d'être en vie n'est jamais aussi forte que face à la mort.

Dans notre quotidien, nous ne questionnons pas le fait d'être. Nous sommes là, c'est tout. Nos pensées et nos projets sont tous inscrits dans l'existence, comme un réceptacle dont nous ne connaissons pas les bords. D'ailleurs, le sens commun s'enorgueillit parfois de « ne pas se poser de questions ». A quoi cela sert, si ce n'est provoquer l'angoisse existentielle que j'évoquais ci-dessus, et qui ne peut se résoudre, dans l'immédiat, que par la réponse : « Pour l'instant, je vis ! » ? Bien entendu, je ne partage pas cet avis. Interroger la mort, chercher les frontières de l'existence a évidemment une autre fonction, que je me chargerais d'exposer brièvement dans cet article.

Prenons, par exemple, quelqu'un qui s'ennuie. Peu importe si c'est un stéréotype : un célibataire que son travail désintéresse, une adolescente désœuvrée, une veuve qui vit loin de se enfants... Les journées qui s'écoulent vont lui apparaître toutes semblables, inintéressantes. Le cadre dans lequel il vit ne suffit plus. Ses limites l'étouffent ; l'ennui de notre personnage-type bute sur les objets familiers. Des questions vont naître : pourquoi suis-je ici ? Dans quel but ? Je ne m'y plais pas, je ne vois que des obstacles à mes désirs, je ne trouve que des choses dépourvues de sens.

L'ennui a fait disparaître toutes les émotions. La vie n'est plus qu'une succession de jours. C'est alors qu'à la banalité du quotidien s'oppose le grand mystère de la mort. Voilà l'adversaire que l'on peut affronter, ou la limite que l'on peut questionner, pour, de nouveau, éprouver la joie d'être en vie. La vie n'est pas une fin en soi, elle est la vie contre la mort. Si la vie se perd, alors elle a une valeur. 

L'ordalie

Le concept d'ordalie moderne

 

Bien que l'ordalie désigne, au moyen-âge, le jugement de Dieu, on retrouve de nos jours des conduites ordaliques, où il s'agit de risquer sa vie pour mieux la retrouver, de même que, dans un cimetière, le sentiment d'exister s'éprouve plus intensément. Plus généralement, encore, se trouver un adversaire, quelque chose à combattre, permet de solidifier son malaise, de lui donner une raison concrète, et la lutte devient une façon de vivre.

Au moyen-âge, lorsque les différentes parties ne parvenaient pas à s'accorder, on recourait au jugement de Dieu comme à celui d'une instance suprême, qui trancherait le problème. On infligeait alors une blessure à l'accusé, et, si celle-ci cicatrisait bien, cela signifiait que Dieu l'estimait innocent. Dans le cas contraire, il était coupable, et mourrait d'ailleurs bien souvent de sa blessure.

L'ordalie moderne se rapproche de cette ancienne ordalie parce que là aussi, il s'agit de se mettre en danger pour justifier son existence. En s'approchant de la mort, on questionne les limites, et survivre redonne sens à la vie. Cependant, dans cette seconde forme d'ordalie, celui qui accuse et l'accusé sont une seule et même personne. Si bien qu'il s'agit d'une quête solitaire et désespérée de reconnaissance. S'il n'y a personne pour constater que l'on a survécu à l'ordalie, à quoi bon s'y soumettre ? Sur le moment, il y a peut-être un sentiment de renouveau, un sentiment de puissance, mais l'expérience doit être partagée pour qu'elle puisse acquérir une valeur suffisamment importante.

 

L'addiction à l'ordalie

 

Pour cette raison, des communautés se forment autour de rites ordaliques, qui étaient solitaires dans un premier temps. Leurs membres se reconnaissent, et sont heureux de s'entraider. Le piège commence à se refermer, parce que c'est agréable d'avoir quelqu'un qui nous comprend, qui, lui aussi, met en danger sa vie, interroge sans cesse la mort pour se réjouir de lui avoir encore échappé.

Je vais donner quelques exemples : il y a certains sites d'entraide contre les troubles du comportement alimentaires qui sont dangereux dans la mesure où c'est le fait même de lutter contre la maladie qui justifie la présence sur le site. Ainsi, la guérison devient un horizon lointain, et même indésirable, puisque c'est le fait même de combattre la maladie, de souffrir, de raconter ses déboires puis de lire les réponses d'autres membres qui procure un court soulagement. Que serait-ce la vie sans cette ordalie répétée que sont les troubles alimentaires ? Il n'y aurait plus ces promesses de guérison, si belles, ces journées à s'imaginer la vie sans la maladie, cette sensation que l'on va se sauver, que l'on va lutter... Non ! Il n'y aurait que la vie elle-même, morne sans l'imminence de la mort...

Les scarifications font partie de la même addiction à l'ordalie car, à partir d'une souffrance morale, d'un ennui sans nom et absurde, le « scarificateur » va produire une souffrance physique, qui devient la marque d'une vraie lutte, matérielle, tangible. La violence des coupures s'oppose à la banalité d'un quotidien dans lequel il n'y a aucune valeur, où tout semble plat. La blessure rétablit un lien entre la vie psychique et le monde extérieur, le « sens interne » et le « sens externe ».

En effet, lorsque la souffrance morale est importante et que les objets en face de nous sont immobiles, indifférents, inertes, on peut éprouver le besoin d'introduire dans le monde extérieur aussi un peu de sa souffrance morale. Pour illustrer cette phrase, je citerai les pensées d'Anna Karénine, dans le roman de Tolstoï, qui, en prise avec elle-même, se heurte à l'absurde indifférence du monde. « Eh bien, moi aussi, j'ai de graves ennuis, et puisque la raison l'exige, mon devoir est de m'y soustraire. Pourquoi ne pas éteindre la lumière quand il n'y a plus rien à voir, quand le spectacle devient odieux ?... Mais pourquoi ce conducteur court-il le long du marchepied ? quel besoin ces jeunes gens, dans le compartiment à côté, éprouvent-ils de crier et de rire ? Tout n'est que mal et injustice, mensonge et duperie !... »

Il faut se méfier de ces moments d'exaltation que l'on éprouve lorsqu'on s'est approché de la mort, après une ordalie. Ce sentiment de puissance est grisant. Dans les moments les plus difficiles, quelqu'un arrive et nous tend la main. Quelqu'un qui souffre lui aussi. Nous nous jurons de nous « en sortir ». De ne plus nous détruire. Nous sommes heureux, nous sommes sauvés, nous sommes transcendants, nous ne sommes plus seuls. Mais que va-t-il se passer lorsque l'euphorie retombera ? Vous l'avez compris, il faudra une nouvelle ordalie. Il faudra retomber, encore plus bas, pour retrouver cette élévation. Jusqu'au jour où l'on en meurt...

L'ordalie
Une autre solution ?

 

Une fois que ce mécanisme pernicieux à été mis au jour, il faut l'enrayer. Certains parleront de mesure. Se confronter à la mort et à la souffrance pour vivre intensément, par contraste, c'est épuisant, il vaut mieux éviter le « Tout ou Rien », diront-ils. Ce n'est pas vraiment mon opinion, parce qu'une vie modeste et mesurée, c'est une sorte de mort.

Au contraire, je crois qu'il vaut mieux rester fidèle à l'exaltation que l'on a éprouvée au moment où l'on a juré vouloir « s'en sortir ». Et se persuader qu'il est possible de la ressentir à nouveau sans avoir recours à l'ordalie. L'amour, la connaissance, l'art, la beauté, la nature, et tant d'autres choses encore peuvent nous apporter des émotions similaires. L'avantage étant que ces derniers ne nécessitent pas le sacrifice de nous-mêmes pour nous les apporter.

Bien sûr, c'est difficile d'y croire, parce que la médiocrité, l'esprit de mesure un peu cynique que je vois partout, sera toujours là pour brider la créativité, l'exaltation, toutes les émotions fortes en général. « Ne t'emballe pas trop », « C'est trop d'un coup », etc. Mais il ne faut pas avoir peur de perdre son bonheur.

Et surtout il n'y a pas besoin d'avoir connu le pire pour connaître le meilleur.

 

Pour approfondir :

Passions du risque, David Lebreton, Métaillé (2000)

Anna Karénine, Léon Tolstoï, Gallimard

http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordalie

http://fr.wikipedia.org/wiki/OrdalieUne autre solution ?

 

Une fois que ce mécanisme pernicieux à été mis au jour, il faut l'enrayer. Certains parleront de mesure. Se confronter à la mort et à la souffrance pour vivre intensément, par contraste, c'est épuisant, il vaut mieux éviter le « Tout ou Rien », diront-ils. Ce n'est pas vraiment mon opinion, parce qu'une vie modeste et mesurée, c'est une sorte de mort.

Au contraire, je crois qu'il vaut mieux rester fidèle à l'exaltation que l'on a éprouvée au moment où l'on a juré vouloir « s'en sortir ». Et se persuader qu'il est possible de la ressentir à nouveau sans avoir recours à l'ordalie. L'amour, la connaissance, l'art, la beauté, la nature, et tant d'autres choses encore peuvent nous apporter des émotions similaires. L'avantage étant que ces derniers ne nécessitent pas le sacrifice de nous-mêmes pour nous les apporter.

Bien sûr, c'est difficile d'y croire, parce que la médiocrité, l'esprit de mesure un peu cynique que je vois partout, sera toujours là pour brider la créativité, l'exaltation, toutes les émotions fortes en général. « Ne t'emballe pas trop », « C'est trop d'un coup », etc. Mais il ne faut pas avoir peur de perdre son bonheur.

Et surtout il n'y a pas besoin d'avoir connu le pire pour connaître le meilleur.

 

Pour approfondir :

Passions du risque, David Lebreton, Métaillé (2000)

Anna Karénine, Léon Tolstoï, Gallimard

http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordalie

Une autre solution ?

 

Une fois que ce mécanisme pernicieux à été mis au jour, il faut l'enrayer. Certains parleront de mesure. Se confronter à la mort et à la souffrance pour vivre intensément, par contraste, c'est épuisant, il vaut mieux éviter le « Tout ou Rien », diront-ils. Ce n'est pas vraiment mon opinion, parce qu'une vie modeste et mesurée, c'est une sorte de mort.

Au contraire, je crois qu'il vaut mieux rester fidèle à l'exaltation que l'on a éprouvée au moment où l'on a juré vouloir « s'en sortir ». Et se persuader qu'il est possible de la ressentir à nouveau sans avoir recours à l'ordalie. L'amour, la connaissance, l'art, la beauté, la nature, et tant d'autres choses encore peuvent nous apporter des émotions similaires. L'avantage étant que ces derniers ne nécessitent pas le sacrifice de nous-mêmes pour nous les apporter.

Bien sûr, c'est difficile d'y croire, parce que la médiocrité, l'esprit de mesure un peu cynique que je vois partout, sera toujours là pour brider la créativité, l'exaltation, toutes les émotions fortes en général. « Ne t'emballe pas trop », « C'est trop d'un coup », etc. Mais il ne faut pas avoir peur de perdre son bonheur.

Et surtout il n'y a pas besoin d'avoir connu le pire pour connaître le meilleur.

 

Pour approfondir :

Passions du risque, David Lebreton, Métaillé (2000)

Anna Karénine, Léon Tolstoï, Gallimard

http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordalie

Tag(s) : #sociologie, #anthropologie
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